ALKEMA, LE REGARD TORVE

Philippe Piguet
Extrait du catalogue « Le champ des illusions », Centre d’art de Tanlay, 21 mai 4 octobre 1998

La sculpture partage avec la photographie une même problématique, celle du point de vue. De même que celle-ci permet une appréhension du réel qui soit démultipliée, dans le temps comme dans l’espace, de même celle-là en autorise une saisie dont l’image n’est jamais la même selon l’angle sous lequel on se place pour la regarder. De ces jeux perceptifs qui induisent l’idée d’un regard torve, Tjeerd Alkema exploite les ressources plastiques depuis plus de vingt ans. Le choix qu’il a fait de la sculpture après s’être placé derrière l’objectif d’un appareil de photo tout d’abord, d’une caméra ensuite, n’est pas innocent d’une telle préoccupation ; il participe notamment d’une réflexion – qui s’avère à l’analyse proprement existentielle – relative à l’idée maîtresse d’un équilibre.

L’art d’Alkema procède d’une interrogation architecte au coeur de laquelle réside l’idée de bâti, c’est-à-dire d’un souci d’organisation structurelle que ne cesse de déstabiliser le simple acte de voir, lequel n’est jamais unique, encore moins univoque. Si les notions de flux et de reflux ont été chez lui fondateurs d’une démarche qui l’a conduit tout d’abord à constituer des assemblages panoramiques désarticulés, on comprend mieux comment, abordant la troisième dimension, il ne pouvait rechercher qu’après des modalités équivalentes. Fort d’une charge expérimentale que l’histoire avait un peu trop rapidement rejeté aux oubliettes du formalisme, le principe de l’anamorphose – phénomène optique de distorsion d’une image ou d’un volume selon le point de vue où l’on se place pour les regarder – s’est alors imposé d’évidence.

S’il l’a retenu comme modalité préalable à tous ses travaux, c’est non seulement pour sa part éminemment expérimentale mais aussi pour ce qu’il instruit d’un doute. Contemporain d’une génération qui s’est interrogée sur le statut de l’oeuvre, sur sa nature et sa fonction, et qui s’est appliquée à en démonter les mécanismes, l’art d’Alkema relève d’une phénoménologie de la perception, et plus précisément dans son cas, de la vision. Tout comme la mesure influence le résultat de la mesure, ainsi que nous l’a enseigné la mécanique quantique, Tjeerd Alkema sait mieux qu’un autre combien le regard influence la perception. Aussi n’a-t-il de cesse de jouer de surprises formelles et rien ne l’intéresse-t-il plus que de concevoir des situations faites de modules élémentaires qu’un simple déplacement du regard déstabilise. Le choix qu’il a fait de limiter à l’extrême son vocabulaire formel, en ne recourant qu’à des structures géométriques primaires, ainsi que celui de n’utiliser que des matériaux basiques, (…) participent d’une économie du peu et du transitoire caractéristique de sa démarche.

(…) C’est que l’un des éléments les plus actifs de l’oeuvre d’Alkema est le recours à la participation du spectateur. Non seulement elle le soumet à une expérience sensorielle articulée sur le phénomène de la vision mais elle l’oblige à un exercice d’équilibre quasi mental s’il ne veut pas se perdre dans les labyrinthes les plus tortueux. Proprement subversif; compte tenu de tous les retournements qu’il suscite, l’art de Tjeerd Alkema cultive tout à la fois jeu et réflexion et, dans cette qualité-là d’intention, il vise à nous dessiller les yeux quant aux mécanismes subtils qui règlent notre appréhension du monde. En cela, il fait oeuvre de salubrité sémantique.