Au début des années 60, j’étais intéressé par les travaux de Fontana, Klein, Manzoni, Peeters, Brown, Schoonhoven, Uecker qu’exposait la Galerie Orez à La Haye. Ces travaux présentaient une dominante monochrome et je les percevais comme une poursuite de la réflexion de l’oeuvre de Mondrian et de De Stijl, qu’on pouvait voir au Musée Municipal. J’étais à l’Ecole des Beaux-Arts de La Haye dans un atelier de sculpture. Mes deux professeurs avaient connu leur heure de gloire en réalisant des monuments à la mémoire des victimes et héros de la guerre de 39-45. La guerre froide empêcha la poursuite de leur carrière, Ils avaient perdu leur sujet mais gardé leur goût pour la monumentalité. Du coup, je copiais des plâtres grecs et romains plus grands que nature !
Je suis arrivé à Montpellier en 1963 avec un camion de primeurs, muni du ‘Tractacus-Logico-Philosophicus” de Wittgenstein et d’un outil qui s’avèrera beaucoup plus tard être le rasoir d’Ockham. “Pluritas numquam est ponenda sine necessitate”. A l’Ecole des Beaux-Arts de Montpellier, le professeur de sculpture était Marcel Le Louêt. Il avait été chef d’équipe des sculpteurs lors de la construction du Palais de Chaillot. Il m’enseignait la stéréométrie et la taille de la pierre ; notamment la composition du chapiteau qui est une image bi-dimensionnelle sur une surface tri-dimensionnelle.
En 1968, j’ai pu voir à La Haye, la 1ère exposition européenne des minimalistes CarI André, Donald Judd, Tony Smith, etc … Ce fut un grand choc, c’était grand, géométrique et rentrait dans l’espace comme un camion de 10 tonnes.
À Montpellier, avec Azemard, Bioulès et Clément, nous avons formé le groupe «ABC Production” et organisé plusieurs expositions dont une à Montpellier, “100 artistes dans la ville”, en 4 lieux différents. Ce qui réunissait le groupe était une volonté de montrer des oeuvres en l’absence d’une structure officielle de diffusion. Supports – Surfaces s’est créé dans la foulée de cette expérience – mais je n’en fis pas partie. Je regardais leur entreprise avec intérêt, mais ne comprenais pas leur étrange contre-collé de Freud et de Marx, avec Lacan comme colle et Mao comme vernis. J’avais, moi, clarifié mon travail j’utilisais des plaques de contreplaqué que je découpais et assemblais avec des charnières de piano. On pouvait les plier et les déplier et ainsi en modifier la perception. Utilisant la photographie pour archiver mon travail, je m’étais aperçu que les plaques rectangulaires, une fois photographiées, devenaient des trapèzes et des losanges. Un simple problème de perspective que je voulais développer. Je commençais à faire des panoramas photographiques et leur montage m’obligeait à découper des trapèzes ou des losanges dans le format rectangulaire de la photo. Je me suis acheté une caméra super 8 et j’ai fait de petits films pendant 6 ans. J’avais abandonné la sculpture. Ce qui me plaisait avec la caméra était de pouvoir marcher. J’ai fait par exemple un film sur 180 rues de Montpellier, comme si on filmait les trous d’un gruyère en laissant le fromage ; je filmais par un déplacement latéral. Ce déplacement de l’oeil était immédiat avec la caméra, tandis que la photographie ne produisait que des rectangles à découper. Je hais les carrés et les rectangles.
Après cette longue marche, vous êtes revenu à la sculpture ou plus exactement au mur que vous démolissiez jusqu’à apparaître “dangereux”. L’espace que les galeries vous offraient ne vous suffisait pas: il fallait l’agrandir, le modifier, le creuser. Montrer la matière de la boîte plutôt que de s’y installer comme dans un écrin.
À la galerie Meda Mothi, à Montpellier, j’avais enregistré le son du déplacement en forme de spirale centripète d’un tube en acier accordé sur la note sol, au sol et au plafond. Face A du 45 tours, un sol au sol, et face B, un sol au plafond. Pour lancer le disque, j’avais mis un cercle en perspective et cela donnait un ovale ; celui-ci était projeté obliquement au sol et au mur à l’aide du portillon de Dürer. Le contour était taillé directement dans le mur et dénudé. Apparaissaient des briques creuses, de la pierre sèche, et d’autres tout-venants. L’ensemble s’appelait Disque d’or car peint en doré. J’ai fait un disque d’argent dans Arlogos à Nantes et j’ai trouvé du granit vert derrière le papier-peint. Le F.R.A.C. Languedoc- Roussillon possède un disque blanc, mur et sol, monté sur roulettes, car l’espace d’une galerie d’art ne se déplace pas aisément.
Dans les oeuvres présentées au Carré Sainte Anne, ce ne sont plus ces “jeux” qui organisent votre travail, mais les transformations des perspectives à la fois un travail de géomètre avec la rigueur préalable à la construction, sans qu’elle soit pour autant perceptible, et un travail baroque, par les anamorphoses qu’il suscite.
Si on regarde d’un certain point de vue ces deux pièces, elles semblent se fermer complètement. Mais dès que l’on se déplace, elles apparaissent ouvertes, Il y a donc bien comme une anamorphose. Mais avec quelques différences. Je travaille en volume alors que la plupart des anamorphoses concernent des surfaces planes. Mais surtout, l’anamorphose nécessite un lieu privilégié d’où les images distordues pourraient être redressées, Il y a donc un point de vue vrai même s’il n’est pas d’emblée connaissable, et dans certains cas, il peut même rester secret. Ce qui, au contraire, m’intéresse, est de partir d’une chose simple, une sorte d’image évidente que l’on puisse fixer et mémoriser, et qui, ensuite, par les déplacements du spectateur va se modifier, se compliquer et le conduire jusqu’à un certain état de vertige, par la perte de ses repères perceptifs. Je n’ai pas d’autre point de vue privilégié que celui de départ : mais il n’est que “tactique”, puisque le spectateur est amené à le quitter pour tourner autour de la sculpture et ainsi multiplier ses illusions visuelles : “La vie que nous vivons repose sur une fiction déterminée. Notre vision de la réalité est conditionnée par notre position dans l’espace et le temps, et non par notre personnalité comme nous nous plaisons à le croire. Ainsi toute interprétation de la réalité repose sur une position unique. Deux pas à l’Est ou à l’Ouest, et c’est toute l’image qui change” (L. Durrell, Balthasar)
Les deux aspects les plus repérables de la sculpture moderne sont d’une part l’évidement du volume, qui l’ouvre ainsi à l’entrelacement avec l’espace où elle se tient – au lieu d’être simplement un bloc” qui s’en détache ; et d’autre part, le mécanisme de l’assemblage -qu’on rassemble ou disperse des fragments, il s’agit toujours de concevoir la spatialité comme une totalité antérieure, future ou virtuelle. Or, votre travail n’appartient à aucune de ces deux définitions.
Mon histoire s’enracine dans la notion de séquence telle que la développent l’architecture et le cinéma. D’abord ceci et puis cela (cf. David Hume …). A part cela, mes pièces sont calculées à partir d’une hauteur de l’oeil à 150 cm et elles dépassent rarement 250 cm – ma taille bras levé. Le côté strictement frontal de la sculpture me gène. A Rome ou à Florence, pour prendre la grande époque, il est très difficile de tourner autour des sculptures qui sont placées contre des murs ou inutile, la partie arrière n’étant pas travaillée. Cela s’explique par un canon classique qui voulait qu’à partir d’un seul point de vue on puisse reconstituer les autres. Personnellement, je me trouve dans une problématique contraire : un train peut toujours en cacher un autre. Je me base sur la multi interprétabilité des lignes obliques : une ligne oblique dans l’espace peut être vue comme oblique d’un certain point et comme verticale d’un autre point. Ce que je cherche, c’est quelque chose qui soit au départ le plus anodin possible, que l’on pourrait presque ignorer mais qui ensuite s’enrichit de notre mouvement et des surprises qu’il engendre. L’aventure n’est pas dans l’objet lui-même mais dans le déplacement autour de l’objet (il y a du “Veau d’or” là-dedans, mais heureusement, nous sommes dans une église !). On m’a dit un jour que mes oeuvres étaient comme les mobiles de Calder – sauf que c’est au spectateur de bouger et à l’objet d’être immobile. Oui, mon but est de faire marcher le spectateur.