Une recherche sur la source d’un élément existant dans mes travaux, et qui actuellement s’évapore par beau temps.
Une fable.
Né dans le nord des Pays-Bas, un pays si bas qu’on l’avait entouré de digues pour avoir les pieds au sec par marée haute, je souffrais d’une vessie trop petite.
L’eau retenue ainsi n’était pas la mer du Nord, mais la mer des Wadden, c’est-à-dire l’eau de la mer du Nord quand même, mais calmée par le passage des îles frisonnes, comme le taureau est calmé par le picador avant sa mise à mort (olé, car l’ingénieur des digues frisonnes était un espagnol Caspar di Roblès).
Si, à marée haute le pied de cette sierra était mouillé, la marée basse dénudait une plage boueuse en laissant en attente des flaques d’eau, qui cherchaient à travers des méandres, des bifurcations, des passages à niveau, des ronds-points, des canaux à grande vitesse, leur chemin au large. (teuf teuf teuf un bateau de pêche passe).
C’était là où il fallait résoudre à une échelle plus grande un problème minime, mais qui avait des conséquences personnelles désastreuses : retenir l’eau.
Aide-toi, Dieu t’aidera, c’est ainsi qu’il était interdit de sortir pendant le cours de religion à l’école protestante, c’était un sacrilège.
L’histoire racontée par l’instituteur était la traversée de la mer Rouge par Moïse avec le peuple juif.
Le tout Puissant avait retiré l’eau de la mer en deux murs, le passage créé permettait au peuple élu d’atteindre saint, sec et sauf l’autre rive. Mon corps avait suivi jusqu’à ce moment-là avec retenue les opérations divines ; mais lorsque le pharaon avec son armée arrivait dans le défilé (et la voix de l’instituteur devenait ici entraînante) les murs d’eau s’effondraient comme si on ouvrait mille robinets ou cent écluses, comme si on enlevait tout d’un coup le barrage de Donzère Mondragon, que dis-je, une douzaine de chutes du Niagara en même temps: 6 000 000 m3/sec. x 12 (source le «Quid»).
Ce n’était pas cette marée de vengeance qui allait faire rire ma classe mais la petite flaque d’eau qui surgissait sous mon banc et qui aurait pu venir d’une fuite dans le toit par forte pluie.
Mais malheureusement, il faisait beau, pour une fois. Pour résoudre mes problèmes d’étanchéité personnels, je les généralisais en fabriquant des barrages dans les méandres, les bifurcations, les canaux prioritaires, et/ou à grande vitesse, avec une pelle, sur la plage boueuse. Des exercices de style effacés chaque six heures et à recommencer peut-être, mais c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Je devenais aussi habile pour barrer la route à cette eau sillonnante que quand on raye le sillon d’un disque (voir «Sgraffite» précédent).
Mon optimisme se modifiait en pessimisme à nouveau après les inondations de 1953 où toute une province fut engloutie par rupture de digues.
On déménageait vers un endroit plus sûr, dans le Sud. Ici, la barrière entre la mer et la terre était les dunes, des tas de sable entassés naturellement par un vent dominant d’ouest.
Rien de l’artificiel des digues avec ce talus en basalte importé d’Irlande remis à nouveau à niveau chaque 25 ou 30 ans par une équipe de trois hommes avec un trépied et un palan qui les ressortait pierre par pierre et les remettait pierre par pierre en avançant de cinquante centimètres par jour. Rien non plus des moules accrochées au pied que les Frisons ne mangeaient pas parce que la préparation faisait sentir mauvais la cuisine ; ni des moutons sur le sommet pour garder l’herbe courte et dont la viande partait je ne sais où mais pas dans notre boucherie-charcuterie habituelle, ni de nouveau le teuf-teuf des bateaux de pêche à la crevette avec lesquelles ils faisaient de l’engrais.
Ah ! Si Caspar avait pu laisser en même temps que ses idées sur la rétention d’eau aussi quelques recettes de cuisine (l’eau me monte à la bouche) le plat national frison n’aurait pas été des patates bouillies (à l’eau bien entendu). La mer, avec ses grandes vagues surmontées d’écume, amenait le sable, qui allait devenir ses propres limites comme l’eau calcaire des villes bouche les robinets. Je la détestais car elle ne pouvait pas faire avancer ma réflexion. Je me rabattais sur les canaux de l’arrière-pays dont l’eau était tellement noire que leur profondeur ne se laissait pas prévoir.
Je projetais de faire un sous-marin selon les plans de Cornélius Hebbel (Hollandais inventeur de submersibles dont le premier modèle a été essayé avec succès dans les eaux troubles de la Tamise au XVIIe siècle ; mort pauvre comme garçon d’un débit de boisson mal famé, il aurait dû suivre la leçon de ses compatriotes lui recommandant de garder pieds sur terre même humides).
Nous assistons néanmoins à l’approfondissement de la problématique. Dans mon submersible, dont la coque était en bois, il y avait de la place pour un homme, mais étant donné mon âge, je pouvais réduire d’une façon considérable les dimensions. L’ensemble se déplaçait en tournant une manivelle sur laquelle était fixée une hélice.
Ma nouveauté par rapport au projet de Hebbel était le hublot panoramique sur le sommet : un aquarium retourné. À l’intérieur devait se trouver ma tête et à l’extérieur, les anguilles et/ou grenouilles qui, à part d’être troublées par l’eau trouble pourraient l’être aussi par cet aspect du monde à l’envers. Mais, bien entendu, l’entreprise sombrait par la non-retenue de l’eau venue de l’extérieur. L’étanchéité restait un problème que je ne pouvais pas encore résoudre.
Tout l’hiver suivant, je patinais et j’obtenais plusieurs médailles. Le printemps venu, je décidais de devenir artiste.
Un premier moulage en plâtre d’une sculpture était fait dans la salle de bains de notre domicile au 3e étage. Après cette opération, l’évacuation de la baignoire était bouchée avec une telle efficacité que pendant un certain temps on pouvait prendre des bains sans mettre le bouchon assorti. Pour vider la baignoire, il fallait par contre écoper avec un seau : un canot de sauvetage en naufrage au 3e étage, en quelque sorte.
La solution de mes problèmes de rétention d’eau se trouvait déjà là, mais je ne la voyais pas complètement, de toute façon, mon questionnement plafonnait.
Partir dans un pays plus sec s’imposa et je m’installai dans le midi : Montpellier avait comme différence et avantage sur les autres villes de grande culture, que sa rivière le Lez, au lieu de la traverser, la contournait. De ce côté-là, j’étais à l’abri. Le Verdanson, toujours à sec, est à la rigueur un caniveau qui se remplit en même temps que ses petits frères.
La Méditerranée n’a pas de marées en général. L’unique marée haute, c’est moi qui l’ait provoquée dans un premier film en 8 mm fait avec H. Talvat futur candidat à la députation de Montpellier.
Le film relate le désarroi d’un jeune homme, qui voit au loin, sur la plage, une banane plantée dans le sable. L’eau qui monte dans la bouche (comme déjà dit), mais le temps qu’il accourt pour l’attraper, la marée l’a emportée. Se fâcher avec la mer ne sert à rien comprend-il, après l’avoir essayé. C’est ainsi qu’il se met à prier le Tout Puissant et en effet, il reçoit une peau de banane d’en haut qui provoquera sa chute fatale.
Voilà à quoi mène la gourmandise.
Cinématographiquement, je dominais donc la Méditerranée, je pouvais la faire monter et descendre à ma guise, en la cadrant savamment. Ah! Le cadeau merveilleux des Frères Lumière. Mais malgré sa force dramatique, c’étaient des moyens illusionnistes.
Comment garder l’eau à un endroit? Comment la rendre sédentaire?
Une première réponse pourrait être de la mettre dans un récipient ou dans un espace étanche, c’est cette solution, qui a rendu le linguiste Saussure mondialement célèbre avec sa théorie du contenu/contenant.
Une deuxième réponse pourrait être de la durcir, la geler ou la congeler; c’est cette solution qui est la plus employée par les multinationaux, exemple Ola, Igloo, Miko, Findus et Vivagel bien sûr (en la mélangeant avec autre chose, les petits pois par exemple).
La troisième solution est la mienne : c’est la solution de tous mes problèmes existentiels exposés jusqu’ici. C’est une contreproposition à une théorie très connue et encore enseignée partout en tant que telle.
Pour dominer l’eau, pour la rendre sédentaire, pour la retenir, pour éviter qu’elle choisisse toujours le chemin le plus facile, il faut la mélanger avec du plâtre. En effet, la croyance répandue jusqu’ici, était que pour faire du plâtre, il fallait mettre de l’eau et attendre qu’on mette plus d’eau que de plâtre. Démocratiquement, il vaut donc mieux dire que le plâtre durcit l’eau comme le sel la sale.
Ah l’eau salée, quelle perspective !
L’eau salée, en rajoutant cette poudre blanche miraculeuse, durcissant plus vite que l’eau douce, on pourrait s’imaginer, si on disposait d’assez de sacs, de durcir la Méditerranée.
Cela ne prendrait que 10 minutes. Sur l’eau douce du Rhône, par contre trois quarts d’heure seraient nécessaires. Je dois réfléchir au problème des Bouches-du-Rhône, point de rencontre des deux temps de durcissement ; j’ai encore quelques années devant moi.
Est-ce qu’on est très éloigné de mes problèmes initiaux de vessie ? Non, nous sommes restés très près, car tous les gens du métier : les plâtriers, les staffeurs savent (et je passe ici leur formulation erronée sous silence) que pour rendre l’eau encore plus dure en mettant du plâtre, il faut rajouter une cuillère à soupe d’urine, (ou plus) en plus.
Ce texte est dédié à Caspar di Roblès, l’ingénieur des digues frisonnes pendant l’occupation espagnole au XVIe siècle.
Sa statue avec une tête de Janus, se trouve sur la digue, à côté de ma ville natale. C’est lui qui avec son double regard, m’a indiqué mon chemin sillonnant, à suivre.
Il apparaît, d’ailleurs dans l’hymne national ou régional frison: « Derde stjeane mân syn eagen stwoarje lit oar fjild an strân. »
T. Alkema, 14 juillet 1981, dans les Pyrénées