Marie Van Hamme
Paru dans Calades, n° 117, février 1991
« Mes sculptures ont toujours été basée sur la géométrie ; depuis 1980 j’utilise cette science, pour arriver dans la plupart à des pièces à une anamorphose ; c’est-à-dire, une distorsion de la perspective ». Humour, étrange, Tjeerd Alkema entraîne le spectateur dans un jeu d’illusion.
Sur le mur de l’atelier, des feuilles de papier calque quadrillées de traits multicolores, annotées de chiffres. Chaque sculpture de Tjeerd Alkema a pour base le dessin. Plan irréalisable parfois, mais qui n’existe qu’en fonction de cette potentialité. Le chiffrage, mesure complexe, calcul géométrique, apparente le croquis à quelque recherche scientifique plus qu’artistique. Mais ne vous y trompez pas, le travail abandonne les subtilités mathématiques pour celles plus insidieuses de la psychologie. Ou comment leurrer une partie du cerveau ?
Au sol, des lignes droites tracées à la craie blanche convergent toutes vers un même point : un clou enfoncé dans le béton. Là où doit se situer le spectateur. Car l’oeuvre de Tjeerd Alkema a une conscience aiguë de l’existence du public, du regard de l’autre, son angle de vision dessiné sur le sol. « L’oeil, cet organe paresseux qui envoie des messages au cerveau, qui fonctionne volontiers par automatisme, qui ne veut voir que de l’horizontal et du vertical. » Plein de mépris pour cet organe que l’on abuse si facilement, l’artiste va le prendre au piège de sa paresse.
Au centre de la pièce, deux sculptures. Architectures en ce qu’elles supposent un rapport spatial différent. Elles imposent le mouvement, approcher, reculer, contourner, pénétrer parfois. Leurs grandes dimensions, tout en facilitant le trompe-l’oeil, permettent à l’oeil trompé de s’aventurer dans d’autres perceptions avant de découvrir la réalité de la construction. Anamorphose. Placé sur le point repère, à six mètres de l’oeuvre, le spectateur perçoit la sur- face plane d’un mur fuyant, puis en se déplaçant, à mesure qu’on le contourne, le mur se dissocie en différents pans qui semblent se gondoler, s’incurver, attirés par le sol. Et des portes deviennent visibles, arches d’un pont insolite.
Il naît de ces oeuvres imposantes une extrême légèreté, un mouvement en devenir, sculptures prêtes à l’envol, défiant l’action de la pesanteur, objet animé.
Le bois a remplacé, par commodité, le plâtre. Mais le matériau importe peu. L’important réside dans l’image, la vision manipulée, déstabilisée. En cela, son oeuvre s’apparente au trompe-l’oeil cher à l’architecture italienne du XVIIe siècle. « Rome, dit-il (il fut pensionnaire de la Villa Médicis en 85-86), est pleine de trompe-l’oeil. » En cela, son oeuvre s’apparente aussi à celle d’un Godard, dans cette volonté de briser une réalité pour en finir avec une vision formaliste du monde. Supposer un nouveau langage de l’espace, approcher un nouveau monde géométrique : l’artiste travaille avec deux horizons. C’est d’ailleurs en travaillant avec une caméra super-huit, dans les années soixante-dix, que Tjeerd Alkema a décidé de voir les choses autrement. « Je marchais avec la caméra, je filmais en marchant, cela donne une impression très différente du zoom, un effet mécanique d’optique, les espaces se déplacent, se transforment. C’était, pour moi, un grand pas ». A la question « quelle est votre démarche ? » Alkema répond : « Je veux faire marcher le spectateur, bonne promenade ? » Marcher dans les deux sens du terme, celui physique qui impose le déplacement, qui rompt avec le rôle de spectateur, récepteur passif de signes. Le berner aussi, le tromper, abuser de l’automatisme visuel qui se plaît à morceler l’espace en carrés, cette figure géométrique haïe. « Il existe, explique-t-il, seize systèmes de perspective qui donnent toujours pour l’oeil une image acceptable. » La déstabilisation naît de la distorsion de la perspective. Prise de conscience de la relativité de la perception. Un pan de mur s’effondre. Est-ce à dire qu’en cette ère de l’image, Tjeerd Alkema fait oeuvre salutaire en la démontrant ère de l’illusion ?